lundi 17 décembre 2007


Murs_ épaisseurs _yeux

X__ Comprends-tu, toi, pourquoi les villes sont plus belles lorsqu’il y fait gris?

A__ Il me semble au contraire que la plupart s’entendent pour préférer les villes lorsqu’elles sont ensoleillées.

X__ Hum… Mais ne trouves-tu pas qu’ils ont tort?

A__ Je ne sais pas… Pourquoi les villes seraient-elles plus belles lorsqu’elles sont grises?

X__ Je ne sais pas exactement pourquoi, mais on dirait que quand il fait gris, c’est un peu comme si les bâtiments s’épaississaient. On dirait que leurs cadres s’arrondissent, que leurs contours se tracent d’une ligne plus grasse.

A__ Que veux-tu dire?

X__ Tout cela, bien sûr, c’est sans doute à cause des contrastes plus riches qu’impose la grisaille contre la souveraineté de la lumière, mais je ne suis pas sûr que cela soit si simple.

A__ Simple?

X__ Ou plutôt, oui, quand il fait gris, c’est peut-être aussi simple : c’est important les contrastes, ça révèle les détails et quand il vient de pleuvoir ou qu’il pleut souvent, tout se présente en traits épais et gras qui imposent leur présence, alors que le soleil et le confort qu’il apporte nous laissent seul souverain dans la lumière qui, plate et blanche, jette sur tout la même indifférence.

A__ Pardon?

X__ Oui, ce n’est pas très clair, tu as raison. Quand il fait gris dehors et humide, c’est entendu, les nuages du moins font en sorte que le ciel nous semble plus bas, qu’il écrase pour ainsi dire. C’est ce dont on se plaint d’ailleurs, en ces jours ou ces endroits où nous frappent ces temps que l’on juge incléments, on dit alors que le temps nous écrase, que l’on est écrasé sous le fardeau de cette grisaille morne. Mais n’est-il pas vrai de dire alors, qu’en nous écrasant, le ciel nous rapproche des choses, qu’en nous empêchant de nous disperser avec liberté dans un champ ouvert et confus, il nous concentre malgré nous. Non seulement nous concentre-t-il en nous remettant face à face, par exemple dans les villes, avec ces immeubles que nous avons fait et qui s’affichent ainsi grassement dans leur moiteur grise, non seulement nous rapproche-t-il de tout ce qui nous entoure en nous forçant d’y jeter le regard puisqu’il a bouché toute autre issue, mais en plus il, « il », c’est-à-dire le ciel, ou enfin la grisaille, nous expose alors tout dans son infini détail grâce au contraste de la lumière et de l’ombre qui n’est aussi total, entre le jour et la nuit, que lorsqu’il fait gris.

A__ C’est vrai que le jour et la nuit sont seulement vraiment rassemblés que lorsque le jour, il fait mauvais dehors.

X__ Et oui, et c’est alors là seulement, que nous avons la vie au complet.

A__ Hum…

X__ Oui, et le soleil, quand à lui, trop gourmand lorsqu’il est laissé à lui-même gâche tout, en éclairant tout si fort qu’on ne voit plus qu’une grosse plaque blanche. De toute façon quand il fait soleil on ne regarde rien. Et ça nous accommode, parce que justement, en détruisant tous les détails, en transformant tout du pareil au même et en ouvrant tous les champs également avec ces feux aveuglants, plus rien ne nous fait obstacle, et ne sentant plus rien, dedans comme dehors, la souveraineté de l’absence de nuance devient le bain informe où nous aimons nous noyer contents de ne plus devoir résister pour se croire soi-même souverain.

A__ Les villes sont plus belles lorsqu’il y fait gris? Ce n’est pas impossible, mais c’est encore un paradoxe, et tu n’as rien dit de mon histoire.

X__ Un paradoxe? Oui, peut-être.

A__ Nous avons parlé déjà des paradoxes faciles.

X__ Oui, en effet, les paradoxes sont un problème.

A__ Un problème, une pose, une tendance, dans laquelle tu sembles verser de plus en plus.

X__ Non, je ne suis pas sûr de verser dans quoi que ce soit. Tu penses que mes paradoxes sont vides?

A__ Je ne sais pas, mais je suis étonné que l’on semble devoir de plus en plus penser en paradoxes sur ce banc. Et j’ai vu beaucoup de gens construire comme des machines des paradoxes à tous vents, des gens qui ne voulaient que montrer leur virtuosité incomparable, qui les distingue à tout moment de tous les autres et les fait nécessairement penser des choses contraires à ce que tout le monde pense.

X__ Hum, hum… et tu crois que je suis de ces prétendus virtuoses?

A__ Je ne sais pas ce que tu es, je me méfie, c’est tout. N’ai-je pas raison?

X__ Oui, certainement, tu as raison. Peut-être ne suis-je qu’un stupide révolté. Peut-être que je ne me révolte que pour prendre ma place ou pour attirer l’attention sur moi. Pourquoi faudrait-il, en effet, penser en paradoxes, à l’envers des opinions courantes?

A__ Peut-être ne le faut-il tout simplement pas.

X__ Oui, n’empêche que justement un paradoxe me préoccupe depuis quelques temps.

A__ Un paradoxe, quelle surprise!

X__ Non, sérieusement, je suis d’accord avec toi à propos de l’abus de paradoxes, mais il faut comprendre pourquoi ils intéressent les gens ces paradoxes, et précisément, il y en a un qui m’intéresser particulièrement. Tu sais comme on méprise la prostitution et que l’on trouve scandaleux qu’un individu se vende. Et bien il me semble de plus en plus que celui qui se prostitue ne se vend pas, mais s’achète plutôt.

A__ C’est bien ce que je pensais, tu vois, c’est devenu une manie.

X__ Attend, écoutes. La prostitution, que l’on pense avant tout à partir du geste de vendre pour de l’argent son corps et de s’abandonner ainsi afin de favoriser le plaisir sexuel de celui qui paye, on la méprise parce qu’elle vend ce qu’elle a supposément de plus cher, sa possibilité de se réaliser individuellement dans le plaisir infini de l’orgasme, ou pour les plus sentimentaux, de la communion sexuelle. Mais ce n’est là qu’un cas de prostitution, et encore sans doute sa forme la plus superficielle; le fait que ce soit la première chose que l’on ait nommée prostitution ne devrait pas lui mériter le rang de canon. Au contraire, l’on devrait même dire que ce que l’on conçoit comme la prostitution sexuelle n’est même tout simplement que la description superficielle d’une sorte de prostitution intellectuelle. Mais qu’est-ce donc que l’on appelle prostitution intellectuelle? Pensons par exemple à quelqu’un qui devait être un héros sportif et qui pour de l’argent, parce qu’il ne veut pas prendre le risque d’être à la hauteur de ce qu’on attend de lui, devient vendeur de chaussures; pensons à celui qui voulait être un artiste et qui fait la même chose ou qui tout simplement se met à faire de l’art entendu, plus facile, mais qui sera oublié aussitôt, simplement parce qu’il est alors plus sûr qu’on lui donnera de l’argent, ou pensons à celui qui prenait son existence au sérieux et qui voulait faire des choses difficiles, peu importe lesquelles, et qui, vieillissant, les trouvant précisément trop difficiles, y renonce et choisit ce qui lui semble à sa portée afin de gagner sa vie. Que vendent-ils, ces gens, se vendent-ils eux-mêmes, vendent-ils leur précieuse individualité pour se conformer tout simplement à ce qu’on attend d’eux, vendent-ils leur précieuse âme toute personnelle ou ne vendent-ils pas plutôt l’héroïsme, l’art, la grandeur ou l’avenir, afin d’acheter leur liberté? Qu’est-ce donc que se vendre soi? Qui nous vend lorsqu’on se vend soi-même? À qui cela peut-il profiter si ce n’est à celui qui se vend? Et qu’est-ce que l’argent? L’argent, c’est ce qui permet de subsister, et plus on a d’argent, plus on est assuré de subsister confortablement. Et plus on est confortable, plus on est tranquille. Avec de l’argent, on achète la paix. On s’assure de subsister, soi, loin de toute menace. C’est pour lui-même que le prostitué vend, pour s’assurer lui-même le confort de la subsistance. Mais que vend-il? Il vend sa cause. Ce n’est pas lui qu’il vend, mais ce pour quoi il avait du respect, ce pour quoi il était prêt à souffrir et qui était tout autre chose que lui, et dont il se libère en le vendant, se recouvrant ainsi lui-même, détaché de tout lien, dans la paix avec soi-même qu’apporte l’absence de but.

A__ Le prostitué s’achète lui-même en vendant sa cause… d’accord, oui, un paradoxe qui n’est pas tout à fait futile… peut-être… mais tu ne m’as toujours pas parlé de mon histoire.

X__ Si je ne parle pas de ton histoire, c’est qu’il n’y a rien à en dire. Elle est parfaite, contrairement à la mienne qui a suscité trop de discussions et nécessité trop d’explications. La tienne est parfaitement claire.

A__ Je ne sais pas.

X__ Oui, et je ne sais pas ce que nous devons faire des paradoxes. Ceux qui fabriquent des paradoxes pour attirer l’attention sur eux sont imbéciles. Toutefois, il est bien possible que les hommes en général voient tout à l’envers. Alors le seul moyen de les faire voir, de les réveiller, c’est de les renverser. Les opinions courantes…et il est possible que cela n’existe pas des opinions courantes, il est possible que cela ne veuille rien dire… que ce qui court ne soit pas des pensées et des vues, mais simplement des croûtes desséchées de mots qui traînent et qu’on ramasse et qui ne correspondent à rien et qui ne sont vivantes pour personne. Prostitué, vendre, acheter… Alors, il faudrait même peut-être aller jusqu’à changer les mots en leur contraire pour faire voir qu’ils ne signifient rien lorsqu’ils traînent tous nos mots, parce que peut-être que c’est beaucoup plus facile de les laisser traîner et que le seul moyen de les rendre un peu éclatants et de les rattacher aux choses dont ils devraient parler, c’est de les pousser au paradoxe, parce qu’ils ont peut-être besoin,ces mots, pour parler, d’être soutenus par des yeux étonnés.

1 commentaire:

Anonyme a dit…

Soutenus par des yeux étonnés, oui, mais en reste-t-il seulement? Il y a des éclairs en plein hiver et personne ne sursaute, le souffle même, qu'il soit inspiration ou mot propre, aspire-t-il encore quelque bouche?