mardi 11 décembre 2007


T'empeste l'ami

Un froid terrible est entré dans la maison, un froid qui vient de dehors. Un froid terrible et mouillé de l’automne, qu’une laine insulterait. Un froid calme, envahissant et aiguisé qui découpe sur le plancher de cuisine insignifiant des souvenirs qui lui sont étrangers.



Je parlais une fois avec un ami de fantômes. Ou plutôt, il disait souvent assis devant moi quand nous nous rencontrions, enfin il nous rappelait à nos histoires en disant d’un sourire retord : « eh oui, toujours les fantômes »… Je ne sais pas… pour nous c’était très vivant quand il disait ça. Il ne s’en souvient sûrement pas maintenant. Même moi qui l’évoque, je ne me souviens pas; si je me souvenais vraiment, je ne resterais pas je ne sais où, j’irais sans doute le voir.



Mais peut-être non, peut-être ne faut-il pas mélanger les plans. Je me trahis certes à présent, mais peut-être la mémoire est-elle faite de cela. Peut-être le sacrifice est-il nécessaire à la mémoire… Peut-être faut-il que je ne sois plus ce que j’étais pour en retenir le meilleur, peut-être est-ce ainsi que le passé porte fruit. Et peut-être aussi ne dis-je cela que pour m’excuser bassement de n’avoir plus de courage.



Entre les deux, la décision vraie est d’une fragilité totale : elle se refait à chaque fois, redéfinie par le mouvement qui la suit. Chaque nouveau geste retouche le sens du passé : ce qui naît, aussi nouveau soit-il, démasque et confirme la victoire de ce qui l’a laissé germer. De la sorte la mémoire exige que l’on revienne à elle sans cesse et que la décision toujours se reprenne.



* * *



X__ Je n’ai plus d’amis.

A__ Tu sais, tu manques un peu de légèreté; il faut savoir jongler un peu et sourire. Tout n’est pas toujours que décombre terrible et tout n’est pas si grave.

X__ Ce n’est pas mon avis.

A__ Mais toutes tes histoires sont beaucoup trop lourdes et sinistres.

X__ Les faits d’être lourd et sinistre n’ont en soi rien à voir l’un avec l’autre : on peut très bien être lourd dans la joie. Mais bien que tes questions s’embrouillent, j’accepterai tout de même de poursuivre avec toi la conversation…

A__ Merci!…

X__ En te répondant tout simplement que je n’ai plus d’amis.

A__ C’est précisément ce que je dis : lourd et sinistre et par surcroît provocateur de bisbille. Ce n’est pas en me disant que tu n’es plus mon ami que tu me chasseras d’ici, tu sais.

X__ Oh, mais je ne parlais pas précisément pour toi. Si ça se passe à travers toi de quelque manière, c’est simplement que tu me fais réaliser combien je n’ai plus d’amis, mais la question est beaucoup plus vaste et générale.

A__ Tout est toujours plus vaste et général, oui, oui, je sais. Tout est toujours plus grand et plus lourd qu’on ne croît, mais à la fin tu exagères et transformes tous tes petits problèmes en terribles questions pour le sort de l’humanité, et j’ai beau y faire œuvrer toute ma bienveillance, je ne saurai toujours te soustraire au ridicule.

X__ Mais je ne demande rien; ou plutôt, je demande tout, mais tu n’as rien à y voir et ne peut rien y faire.

A__ Décidément, tu es de très mauvaise humeur. Ne sais-tu pas que c’est très vilain la rancune?

X__ Ne sais-tu pas que c’est insupportable de tout prendre à la légère?

A__ Ah non! Ah non! Cette fois c’est tout le contraire, c’est ne rien prendre à la légère qui est faux, emphatique, désordonné, insupportable!

X__ Ce n’est pas mon avis. Tout dépend des bras qu’on a.

A__ Oh! Attention, mais il faut que je m’en aille d’ici, je ne suis pas digne de partager la même lumière que cet extraordinaire individu… aux bras extraordinaires… qui souffrent de l’absence d’un poids dont la présence écraserait le corps entier de tout autre.

X__ …

A__ C’est bien de ne pas répondre. Tu vois, même toi, avec un peu d’habitude, tu apprends à esquiver le ridicule.

X__ Mais qu’est-ce donc qui t’as rendu si mauvais?

A__ Mais je ne suis pas mauvais… au contraire, c’est toi qui boude tel Achille fâché privé de son butin (dit-il en prenant une pose à la manière d’une ballerine).

X__ Je ne sais pas de quoi tu as si peur.

A__ Encore! Mais arrête! Arrête de toujours tout me jeter dessus. Je ne suis pas mauvais et je n’ai pas peur. C’est toi qui es fâché contre moi à cause de l’autre jour je suppose, mais c’est insensé, je ne me souviens même pas de ce que j’ai dit. Tu devrais en faire autant.

X__ Il y a de mauvaises manières d’avoir peur. As-tu vu ces gens qui poussent et qui poussent toujours plus fort en parlant lorsqu’ils ont trouvé un interlocuteur, qui n’arrêtent pas de parler avec force gestes et qui n’ont pas tant de choses à dire et ne cherchent, sans qu’on puisse même leur imputer quelque malice, qu’à se montrer eux-mêmes en prétendant démontrer quelque chose d’autre. Se montrer soi-même, s’exhiber, terrorisé de ne pas trouver sa place… trop préoccupé par son petit bonheur pour s’intéresser à quoi que ce soit… Ils ont vraiment très peur ces gens, et c’est intéressant lorsque l’on est attentif et que l’on se rend compte comment il y en a beaucoup de ces gens terriblement fragiles et tellement effrayés. Car la peur peut être futile, certes, mais dans ce cas-là c’est pire : elle se court après la queue et ne donnera jamais rien. Son problème est trop petit; comment réussir alors à en tirer un projet assez grand pour sortir de soi et rencontrer quelque chose d’autre?

A__ Oui, oui, il faut rendre les problèmes plus grands, toujours plus grands!

X__ Je ne sais encore si je suis entièrement ridicule, mais tu as certes une manière qui ne saurait tarder à m’en convaincre tout à fait.

A__ Mais non, voyons, ne t’exaspère pas trop vite. Laissons cela, j’exagère un peu, je le sais, mais accepte de me parler et sois un peu moins dur. Que disais-tu, voyons, que tu n’as pas d’amis?

X__ hum… oui. Ah, oui, mais je n’étais plus là, tu m’avais… transporté ailleurs (fait-il avec des gestes ironiquement emphatiques). Non je n’ai plus d’amis. Oh, ce n’est pas si particulier, c’est le fait de presque tout le monde et ça fait quelque temps que je le sais, mais je pensais… Je ne pensais pas que ce serait comme ça pour moi, surtout que j’étais attentif, que je prenais garde.

A__ Garde à quoi?

X__ A l’amitié.

A__ Décidément, je crois que tu t’occupes bien trop de notre dernière conversation. Ce n’est pas parce que je te tire un peu la langue que tu dois penser ne plus avoir d’amis. Je suis tout à toi. Tu le vois bien de toute façon : je suis toujours à venir t’écouter.

X__ Je ne veux pas qu’on m’écoute : cela n’a rien à voir avec l’amitié.

A__ Là, je pourrais presque penser que tu es méchant. Je ne t’écoute pas et tu le sais très bien. Prends garde, si tu t’aventures à ne plus me prendre comme un égal, non seulement tu n’auras plus d’amis, mais je me laisserai tenter pas quelque colère qui risque de n’être pas aussi intellectuellement subtile que tes discours…

X__ Tu t’occupes beaucoup trop de toi-même. Si je dis que je n’ai plus d’amis, ce n’est pas comme problème personnel que ça me préoccupe – enfin il est certain que personnellement cela me fait quelque peine – mais la question comme telle ne touche pas que moi. Il semble que partout autour il n’y ait plus d’amitié.

A__ Comment, tu veux dire à notre époque?

X__ Non, non, pas à notre époque spécialement, ou peut-être que si, mais je ne sais rien des autres époques, non, je veux dire, depuis qu’on n’est plus très jeunes.

A__ Ah, c’est donc une lamentation sur la jeunesse passée que je suis venu entendre aujourd’hui.

X__ Non, non, cesse donc tes simagrées; ce n’est pas la jeunesse elle-même, en tant que chose passée, qui est intéressante, c’est ce qu’elle veut et devrait devenir et ne devient jamais. Il faudrait bien un jour expliquer ça convenablement.

A__ Mais qu’est-ce que cela a donc à voir avec l’amitié?

X__ Ah oui, l’amitié; je ne suis pas sûr que ça ait vraiment quelque chose à voir. J’ai eu une impression, comme ça, parce que c’est depuis que je suis un peu vieux que je n’ai plus d’amis. Tout s’est retiré partout autour dans des particularités étranges. Et quand je cours après les gens pour essayer de faire quelque chose ou pour parler, il n’y a plus rien qui se dise. Malgré la bonne foi de tous, qui voudraient bien que l’on se dise un peu quelque chose, mais quelques sourires un peu tristes s’installent sur nos visages et le vide taille son trou et l’on s’en accommode -- et encore une fois il n’y a rien à reprocher à qui que ce soit, l’on aurait beau vouloir ne pas s’en accommoder et crier en trépignant sur sa chaise, les sourires ne se feraient qu’un peu plus tristes peut-être et gênés; tout ça n’a rien à voir avec notre bonne volonté, et c’est là sans doute l’origine des sourires tristes : l’on voudrait bien se battre, mais ça se fait tout seul et il n’y a personne à frapper.

A__ Je vois peut-être un peu ce dont tu parles, mais je ne suis pas si sûr que cela soit ni seulement ni principalement une affaire d’amitié.

X__ Je ne comprends pas ce que tu dis.

A__ Oh, moi non plus, mais… peu importe… Je crois bien, de toute façon, que tu te jouais un peu de toi-même dans ce que tu disais à l’instant.

X__ Pourquoi?

A__ Parce que je suis plutôt certain que si ce dont tu parles est vrai, tu ne t’en tiens pas véritablement à pareille neutralité et que tu trouves au contraire que tes pareils sont bel et bien – et eux seuls – responsables des décombres que tu décris. Après tout, tu dis bien que tu n’as plus d’amis, et non que tu n’as plus d’amitié à donner. En fait, tu joues les magnanimes et les compréhensifs, tu dis que c’est la faute à tout le monde, mais si tu étais vraiment aussi coupable que les autres, tu sais bien que tu ne serais pas en train de souffrir de n’avoir plus d’ami, mais te contenterais justement comme tout le monde de t’occuper de toi-même. Ta résistance te dénonce et t’exclue.

X__ D’une part, tu ne comprends rien, car tout le monde est malheureux de n’avoir plus d’amis – et c’est justement ce que je disais tout à l’heure. Personne n’est, à la base, content de cela, personne ne le tolère, tous, en vérité, sont floués, anéantis. Certains décident de partir en courant et de se retourner les yeux et font taire ce qu’ils croient n’avoir pas la force de combattre, mais tous s’en déchirent, que ce soit par la résistance ouverte ou par la fuite. Toutefois, oui… peut-être… je ne suis pas sûr que tu aies entièrement tort de croire que j’accuse les autres plus que moi de ce malheur et je ne sais pas non plus si j’aurais raison de le faire. Je suis dépité, c’est tout, et je résiste oui, moi, mais suis-je pour autant encore capable d’être un véritable ami? Je ne sais pas. De toute manière, l’important c’est que tu comprennes ce que j’affirme quand je dis que je n’ai plus d’amis et il semble que tu comprennes cela, alors…

A__ Oh, non, je ne suis pas sûr de comprendre. J’entre dans la discussion, pour voir, mais je ne sais pas, non, au fond je ne comprends pas… en quoi n’as-tu pas d’amis? Et si même c’était vrai, alors pourquoi en aurais-tu tant besoin? Mais je te trouve très bien, moi, sur ton banc.

X__ J’ai l’impression que toute cette insignifiance qui détruit tout autour de moi n’est pas étrangère au fait que je n’ai plus d’amis.

A__ Ha, ha! Mais vraiment c’est un peu ridicule, sentimentaliste à ce point, toi? Je commence vraiment à croire que tu te laisses aller un peu à la nostalgie de ta jeunesse.

X__ Mais non… ce n’est pas con comme ça.

A__ Ah, mais oui, mais oui; il ne suffit pas de dire, comme ça, péremptoirement, que ce n’est pas con, car ça en a bien l’air tu sais.

X__ Peut-être, mais qu’as-tu tant contre la jeunesse après tout?

A__ La jeunesse comme telle? Rien de particulier. Quand à pleurnicher derrière elle, c’est un peu vulgaire.

X__ Ah!

A__ Oui, la vie est difficile, et elle le devient de plus en plus, mais vouloir reculer n’est que triste faiblesse. Il n’y a rien à tirer de ça. Et ce n’est certes pas ainsi que l’on règlera nos problèmes, que tu sembles vouloir à présent réduire à tes difficultés affectives (fait-il avec une grimace molle).

X__ Mes difficultés affectives, non… Mais je suis parfaitement d’accord avec toi, je pense simplement qu’il y a quand même quelque chose de très important dans la jeunesse, surtout la jeunesse tardive. Il ne faut sans doute pas vouloir y retourner, mais peut-être au moins faut-il savoir y être attentif.

A__ Être attentif, je suis tout à fait pour cela, moi, l’attention, mais…

X__ Surtout si l’on considère ce que nous avons à faire à présent, toi et moi, et tous les autres aussi. Ne crois-tu pas qu’un peu du courage de l’adolescence nous serait salutaire?

A__ Oh… mais tu ne peux pas, toi, dire des fadaises comme ça… et puis tu me reproches souvent d’être téméraire et de me perdre en vaines rages. Ne voici pas maintenant que tu voudrais toi-même m’y jeter… Je t’ai déjà mis en garde contre pareilles contradictions. Le courage de la jeunesse… le courage de refaire le monde… refaire le monde… c’est très facile d’avoir le courage de faire des choses que l’on ne comprend pas et qui sont par ailleurs impossibles.

X__ Non, ce n’est pas ce que je disais, pas exactement… le courage de la jeunesse, ce n’est pas de vouloir sans cesse refaire le monde, mais d’être prêt sans relâche à se refaire soi.

A__ Hum… oui, quelle sentence, mais encore une fois, en quoi cela regarde-t-il l’amitié? Avec ton histoire, l’on se retrouve justement très bien avec soi, à se refaire ou autre chose, et l’on se fout bien de l’amitié.

X__ Mais non, car c’est justement ça aussi l’amitié, être toujours prêt à se refaire avec et devant un autre. Je parlais de la peur plus tôt, mais c’est ça le problème : la peur raidit. Tu disais toi-même que tout devenait nécessairement plus difficile. Mais cette difficulté effraie et alors on se raidit contre elle et c’est cette raideur qui nous enferme et qui interdit l’amitié. On se rabat sur ses petites victoires et l’on se cache toujours plus furtivement pour s’assurer que personne ne puisse les détruire, ces échafaudages de futilités, que personne par sa présence étonnante et vraie ne nous force à voir dehors. Ainsi la peur, en réalité, se jette elle-même dans son propre objet, car se ruiner ainsi, c’est se transformer en cadavre. Et toute peur en fait n’est toujours que peur de mourir. Mais n’est-il pas de pire mort que celle qui pourrait ne pas l’être et qui d’une certaine manière se regarde? Car on persiste bel et bien à pousser sur les jours dans cette étrange raideur. Et cette mort, justement, n’est-elle pas terriblement facile et coutumière? Et peux-tu vraiment croire que cela n’a rien à voir avec notre projet? Quand on n’est plus capable d’amitié, l’on n’est plus capable de rien. La peur se débarrasse de tout pour ne plus avoir d’objet possible de crainte et toutes les portes sont fermées, et si même on parvenait à les ouvrir, on trouverait qu’il n’y a plus rien derrière. Et je ne m’exclue pas de ça; je ne peux pas m’en exclure. Je suis dans un univers vide… Moi… et c’est de très mauvais augure.





3 commentaires:

Mistral a dit…

Le dialogue philosophique: un genre perdu, ressuscité ici.

T'auras un ami tant que je vivrai, Franzi.

Mek a dit…

Y en a un crisse de décoiffant dans le livre à Thiran. Sinon, moi, je pense une fois par semaine minimum au dialogue sur l'esthétique de Portrait of the Artist…

Mistral a dit…

Thiran, depuis le temps, faut que j'y plonge.