jeudi 20 décembre 2007



Dedalus, la stase et le génie

McComber a parlé la semaine dernière dans les commentaires de cette page − et je l’en remercie − d’un dialogue philosophique présenté dans Portrait of the Artist as a young Man de Joyce. Je suis allé le relire. Il est vrai que c’est un dialogue très intéressant, enfin les parties intéressantes sont plutôt de l’ordre du monologue, mais c’est de très haute tenue. Dedalus y affirme deux choses particulièrement importantes: premièrement que la contemplation esthétique est d’ordre statique et non pas cinétique et, à la toute fin, que la forme dramatique est la plus accomplie des formes artistiques puisque qu’elle permet la dépersonnalisation, c’est-à-dire que l’œuvre excède alors son auteur en exprimant une vie plus générale.


En ce qui regarde la première affirmation, il souhaite arracher la contemplation esthétique au domaine du désir qui serait « cinétique », car le désir nous met en mouvement vers l’objet qu’il souhaite consommer. En cela, il parait entretenir les mêmes préoccupations que Kant qui veut faire de la contemplation esthétique une contemplation désintéressée. Toutefois, pour arracher la contemplation esthétique au règne de la structure utilitaire, la distinction entre cinétique et statique me semble impropre et il n’est pas clair non plus qu’il soit souhaitable de faire de la relation qu’un spectateur entretient avec une œuvre d’art une activité désintéressée : il faut simplement se donner la chance de comprendre l’intérêt convenablement et de saisir qu’il y a des intérêts plus hauts que l’utile et l’agréable ou ce que l’on comprend en tant qu’objets communs du désir au sens étroit. En outre, s’il est vrai que l’art doit nous arracher par une violente décontextualisation aux habitudes et aux structures de renvois quotidiennes dans lesquelles nous évoluons confortablement, il n’est pas évident que cela nous empêche de concevoir la contemplation esthétique comme l’activité la plus élevée, donc comme la mobilité la plus intense plutôt que comme un état statique.


Pour ce qui est du second point, Dedalus affirme que dans le drame, et je cite dans la traduction française de Jacques Aubert, «la personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence, ou état d’âme, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence, et pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’image esthétique exprimée dramatiquement, c’est la vie purifiée dans l’imagination humaine et reprojetée par celle-ci. Le mystère de la création esthétique, comme celui de la création matérielle, est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent […] ». Ce qui est amusant, ici, c’est que Dedalus ne voit pas que le Dieu de la création ou l’artiste ainsi envisagé comme « génie créateur » est précisément la figure la plus accomplie de la « personnalité », si indépendante qu’elle peut créer elle-même son œuvre, son monde, en n’obéissant qu’aux règles qu’elle se donne dans un pur exercice de liberté. Cela n’est pas une dépersonnalisation, mais une hyperpersonnalisation de l’œuvre artistique.


Si jamais des choses aussi rébarbatives peuvent intéresser quelqu’un, voici un texte où je parle un peu de ces questions :

http://www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=135

1 commentaire:

Anonyme a dit…

quelques notes en vrac:

- la contemplation n'a nul besoin d'être esthétique. et seule la pensée conditionnée émet le souhait de "concevoir" cette contemplation et de la vouloir esthétique, de plus.

- aucune forme n'émet le besoin d'être la plus accomplie, ceci est un postulat spécieux.

- la dépersonnalisation est le propre de l'oeuvre d'art; par contre, la contemplation de l'oeuvre d'art contribue fréquemment à une repersonnalisation (abusive peut-être).

- il n'existe pas d'activité humaine désintéressée, ceci ne souffre aucune sorte d'exception.

- personne: de l'étrusque personna, masque de théâtre, apparence donc.

ces "choses rébarbatives" n'intéressent pas l'auteur de ce commentaire au point d'en faire une polémique; cette note est offerte à titre indicatif uniquement.