mardi 4 décembre 2007


Les villes invisibles[1]

Pas un ne se demande s’il vit bien,
mais s’il aura longtemps à vivre.
Cependant tout le monde est maître de bien vivre;
nul, de vivre longtemps.

Sénèque


En tous les points du spectre politique, l’on n’affiche plus qu’une préoccupation : celle de la santé. Et la santé, telle qu’on la conçoit ne signifie pas vraiment autre chose que la sécurité. Nous ne voulons pas mourir du cancer, nous ne voulons pas que s’immiscent dans nos cellules des poisons inconnus portés par des fruits transgéniques arrosés de pesticides, nous ne voulons pas mourir brûlés d’un réchauffement planétaire ou d’une quelconque fumée secondaire. Nous ne voulons pas mourir de faim ou de froid victimes d’injustice sociale et nous ne voulons pas qu’une bombe explose pour nous arracher la tête dans un mauvais wagon de métro.

N’est-ce pas pour notre santé et notre sécurité, et uniquement pour cela que nous bâtissons des immeubles et des villes? N’est-ce pas précisément parce qu’elles nous offrent des toits qui nous couvrent, des supermarchés et des restaurants qui nous nourrissent et des murs qui nous protègent, que nous construisons des villes pour y habiter? N’est-ce pas pour cela précisément que nous travaillons quotidiennement afin d’assurer notre subsistance, comme on dit. Cela semble évident et incontestable.

Toutes nos entreprises, politiques et personnelles, sont accomplies afin d’assurer notre santé organique, écologique et sociale pour garantir le plus longtemps possible notre sécurité contre la maladie et la mort. Tout ce qui nous permet d’assurer cette santé est utile et tout le reste n’est que divertissement. Nous pensons cela même lorsque nous croyons ne pas le penser, ne serait-ce qu’à toutes les fois par exemple que nous affirmons qu’il est plus important de manger que d’aller au spectacle. Ce qui est important au dessus de tout, ce qui est vraiment utile, c’est ce qui assure la santé et la sécurité; c’est, finalement, ce qui nous permet de persévérer dans l’existence, de garantir la conservation de soi, de ne pas mourir et de le faire avec suffisamment de confort pour cesser quelques instants de sentir la menace de mort qui pèse sur chacun de nous.

Pourtant, peut-être nous trompons-nous sur nous-mêmes lorsque nous croyons que tout ce que nous faisons de raisonnable, nous le faisons pour la conservation de soi. Peut-être sommes-nous d’une certaine manière invisibles à nous-mêmes. L’utilité est-elle vraiment ce que nous poursuivons au plus profond de nous? Nous conserver dans l’existence, est-ce cela vraiment et seulement à quoi nous aspirons? Est-ce ce à quoi nous aspirons au-dessus de tout et même avant tout?

Pour se connaître soi-même à cet égard, il existe un exercice assez aisé. Imaginons-nous dépourvus de tout sens, de tout contact sensible avec quelque objet que ce soit. Imaginons-nous même sans aucun contact intellectuel possible avec quelque objet que ce soit, sans pensée, sans mémoire de quoi que ce soit d’autre que de nous-mêmes. Nous, ou plutôt dans ce cas, moi, puisque chacun doit faire cet exercice pour lui-même, ne pouvant penser qu’à moi, ne voyant ni n’entendant rien d’autre que moi, une bulle pensante isolée de tout. Mais imaginons également que cette bulle pensante, ne pouvant rencontrer aucune menace lui venant de l’extérieur et se trouvant autosuffisante, est assurée de perdurer dans l’existence infiniment. Cette bulle solitaire aurait atteint en fait la plus complète et la plus parfaite sécurité que vise ultimement toute forme d’utilité. Si nous croyons donc que le cœur de notre vie se joue avec l’utilité, nous devons en conclure que l’état de cette bulle pensante et solitaire est notre idéal. Toutefois, cet état d’une pensée de soi qui ne voit rien, ne sent rien, ne pense à rien d’autre qu’à soi pour toute l’éternité, plutôt que l’expression de notre plus vivante aspiration n’est-elle pas au contraire pour nous la représentation de la plus grande horreur? Plutôt que d’entrer dans cet état de terrible emprisonnement, ne nous plongerions-nous pas volontiers nous-mêmes dans la mort? Si cela est vrai, alors nous devons nous rendre compte que ce n’est pas l’utilité qui nous préoccupe au premier chef, que ce n’est pas avant tout à nous conserver nous-mêmes que nous aspirons puisque nous souhaiterions peut-être davantage mourir immédiatement qu’être conservé pour soi dans l’état de sécurité absolue que nous venons d’imaginer. Cela signifie qu’à l’opposé, c’est ce à quoi nous serions arrachés dans cet état d’horreur qui nous importe le plus, et cela, c’est précisément voir, sentir, rencontrer des choses, pouvoir les pénétrer par les sens et par la pensée et être en mesure de s’en étonner et de s’en émerveiller.

Nous ne voulons donc pas l’utile, nous voulons voir. Nous voulons que le monde nous soit visible. Pas pour s’en protéger, mais parce que lorsqu’il s’ouvre à nous, nous voyons le spectacle de la différence entre un monde et pas de monde du tout, et ce monde qui pourrait ne pas être nous attire et nous paraît précieux. Et pourquoi ne serait-ce pas pour se le rendre plus manifeste, ce monde, que nous construisons des bâtiments, des bâtiments imprégnés à la fois de la matière du monde et de nous-mêmes qui les avons pensés et érigés. Des bâtiments qui, puisqu’en les construisant nous y mettons les mains, nous font connaître l’espace et ses secrets géométriques.

Mais si nous pouvons nous tromper sur nous-mêmes et sur nos plus profondes aspirations, si dans l’effroi devant ce qui peut nous menacer nous oublions même pourquoi nous voulons continuer à vivre, si de la sorte nous sommes capables de devenir invisibles à nous-mêmes, comment nos vies entières pourraient-elles ne pas sombrer dans l’invisibilité? Comment, convaincus que tout commence et s’arrête dans l’ordre de l’utilité, pourrions-nous ne pas trébucher jusqu’à détruire notre monde en l’encombrant de constructions insignifiantes dont tout, jusqu’à la plus infime partie, n’existe que pour ne pas coûter cher. Comment dans ce cas se pourrait-il que ce qui existe ainsi sans raison positive et ne fait qu’occuper vainement de la place, nous ne nous mettions pas à soudain cesser de le voir, apprenant progressivement à fermer les yeux le plus longtemps possible. Comment, si nous croyons aveuglément ne poursuivre que l’utilité, tous nos efforts ne seraient-ils pas solidaires de cet aveuglement en nous poussant toujours plus fortement à fuir ce qui dehors, dans la vue qui s’offre à nous, devrait nous étonner? Comment alors pourrions-nous faire autre chose que nous raidir sur nous-même et sur ce que nous croyons déjà connaître en fermant progressivement les yeux pour nous rendre le monde aussi invisible qu’il l’est à la bulle pensante et solitaire que nous avons imaginée plus tôt.

Qu’en serait-il si cette façon que l’on a de constamment se répéter les mêmes choses, de s’abandonner mimétiquement aux modes, de se réchauffer à la bonne conscience des courants, de se raidir sur l’actualité en croyant toucher du nouveau alors que l’actualité est par définition toujours dépassée, qu’en serait-il si tous ces comportements sécurisants n’étaient que la preuve d’un abandon constant devant tout ce qu’il y aurait de dur, de vrai et de nouveau pour tout réduire à de l’habituel, pour tout transformer en du déjà vu, du déjà connu à la fois nul et réconfortant. Qu’en serait-il si la conséquence de cela était le développement d’une cécité progressive qui nous empêcherait de voir ce qu’il y a d’irréductiblement nouveau et d’étonnant dans tout ce qui nous entoure? Qu’en serait-il si d’une certaine façon, nous travaillions secrètement pour éteindre en nous toute capacité d’étonnement et ainsi pour tout nous rendre invisible, propre et plat? Qu’en serait-il si toute cette entreprise d’aveuglement n’était réalisée précisément − en masquant ce qui nous tient profondément le plus à coeur − qu’au profit d’un mauvais instinct de conservation. Car être disposé à s’étonner et à admirer quelque chose, c’est précisément être capable d’endurer la surprise et c’est aussi être capable de peser la fragilité de ce qui s’offre gratuitement à la vue. Or, ce qui vient par surprise peut nous assassiner dans le noir et ce qui est fragile disparaît et meurt. Celui qui est tout étourdi de ne pas vouloir mourir et qui fuit agité sans voir où il va, pour éteindre en lui toute sensation de fragilité, n’a d’autre refuge que l’indifférence. Et noyant ainsi dans l’obscurité tout ce qu’il y a d’intéressant et d’inquiétant autour de lui, il peut se concentrer sur sa tâche la plus étroite : assurer sa conservation. Et alors peut-être a-t-il réussi à éteindre du même coup tout ce qui pouvait faire l’intérêt d’une vie humaine.

Des villes invisibles, en fait, nous habitons le centre. Peut-être est-il temps d’y allumer des feux.
[1] Ce texte prend son titre à une exposition de photographies d’architecture de Jean-Sébastien Bernard qui l’a en partie inspiré.

1 commentaire:

Mistral a dit…

Que je sois le premier, vieux frère boche, à saluer ton arrivée en Bloggerreich. Des textes de cette tenue ne peuvent que rappeler les immenses et belles possibilités du médium, et te lire ne peut que me réjouir.