vendredi 28 décembre 2007

Aparté

On peut ne pas dire totalement la vérité sans pour autant se trouver entièrement dans l'erreur. L'on apprend beaucoup plus qu'on ne croit de ceux qui se trompent.

lundi 24 décembre 2007


RAGE AND BULLSHIT


Now who's the hustler?


Je reparlerai bientôt de ce qui constitue sans doute une des meilleures réalisations cinématographiques américaines des trente dernières années.


En attendant, it's all a big nothing et, comme le disait Robert:

No reason to get excited
The thief, he kindly spoke
There are many here among us
Who feel that life is but a joke
But you and I, we've been through that
And this is not our fate
So let us not talk falsely now
The hour is getting late

vendredi 21 décembre 2007


Une petite bafouille en hommage au crachoir: http://mccomber.blogspot.com/


Le tea party

La démocratie signifie traditionnellement ainsi qu'étymologiquement le règne du peuple. Si l’oligarchie et la monarchie sont le règne du petit nombre et d’intérêts particuliers, la démocratie est le règne de tous. Le peuple ne peut jamais joindre les rangs des privilégiés, mais l’aristocratie peut toujours se défaire de ses privilèges et joindre le peuple, car le règne du peuple, la démocratie, est le règne de tous pour tous, contre le règne du petit nombre. La démocratie, par essence, n’exclut donc personne et invite tous à gouverner en son sein. Jean-Jacques Rousseau a toutefois soulevé, dans Le contrat social, une difficulté inhérente à l’exercice de ce gouvernement de tous. Il se trouve qu’en régime démocratique peuvent régner deux types de volonté : la « volonté de tous » et la « volonté générale ». La « volonté de tous », nous la connaissons bien, c’est celle qui règne partout depuis la révolution américaine. Celle-ci exprime la résultante de la somme de toutes les volontés particulières. C’est-à-dire que lorsque c’est la « volonté de tous » qui prime, c’est que chacun, en votant, vote pour son intérêt personnel et sans jamais penser au bien commun. Qui est-ce alors qui gouverne? Celui qui gagne. Ceux qui se trouvent suffisamment d’intérêts particuliers en commun pour voter ensemble et former le plus grand nombre oppriment ensuite ceux qui n’ont pas les mêmes intérêts particuliers. Ceci, on l’observe, n’est en aucun cas le règne de tous pour tous. C’est peut-être le règne du plus grand nombre, mais cela consiste également en une forme de règne du plus fort. S’il advenait, par ailleurs, que ce soit la « volonté générale » qui commande la démocratie, alors chacun irait voter non en choisissant ce qui l’intéresse personnellement, mais en optant pour ce qui lui semble être le bien général. L’on peut certes arguer que c’est là un projet très utopique, qu’il est impossible de connaître le bien général ou qu’aucune solution applicable concrètement n’y pourrait convenir, mais admettons du moins que si chaque individu allait voter en faisant l’effort de penser au bien de tous, au lieu de ne toujours penser qu’à soi, il est possible que ’humanité pourrait s’en trouver mieux.

Or, que s’est-il passé lors de la révolution américaine, lors du Boston Tea Party quand on a scandé « no taxation without representation »? Était-ce la « volonté générale » ou la «volonté de tous » qui poussait alors les esprits vers un nouveau monde politique? Lorsque l’on raconte l’histoire des États-Unis et que l’on s’y félicite d’avoir instauré la démocratie, l’on a tôt fait de mettre en marche une rhétorique qui joue sur les tons de la « volonté générale » et du bien commun et l’on insiste alors sur le versant « representation » du slogan cité. Mais qu’est-ce donc qui a été le plus probant dans l’adoption du nouveau régime? Ne serait-ce pas plutôt le « No taxation »? En effet l’on peut penser que malgré les quelques esprits éclairés qui croyaient sincèrement renouveler l’humanité dans un esprit de justice, la démocratie ne s’est réellement instaurée que parce qu’elle servait certains intérêts personnels. Les nouveaux propriétaires, arrivés en Amérique, songeaient sans doute que les Anglais étaient bien loin pour demander des comptes. Ils se disaient sûrement qu’eux, maintenant, avaient une terre et qu’ils pouvaient à leur tour vivre comme les nobles d’outremer. Parce qu’il y avait alors beaucoup d’espace libre en Amérique et que tout restait à faire, chacun a pu se dire qu’il était dans son intérêt d’accorder aux autres la même liberté qu’à soi et d’ainsi accepter la démocratie. L’on aurait alors plus aucun compte à rendre à personne et chacun pourrait, dans l’abondance du nouveau monde, boire tout son soûl. C’est cependant quand les choses se resserrent et que tout n’est plus disponible pour tous que les problèmes politiques naissent. Et c’est dans ce cas que la démocratie devient nécessaire, mais aussi problématique.

Dans l’Amérique du dix-huitième siècle, la politique ne pose guère de problème de partage et la démocratie peut être adoptée sans arrière-pensée puisqu’elle n’est pas vraiment nécessaire. La démocratie ne sert alors pour la plupart que comme prétexte pour se débarrasser des Anglais. C’est sans doute beaucoup plus un problème d’ordre pécuniaire qu’un idéal politique de justice qui meut les esprits : l’on peut se voir décharger d’une lourde taxe, s’accaparer un fief et s’accorder le droit de le défendre avec un fusil. Mais l’on n’acquiert par là qu’une liberté essentiellement négative, la liberté du far west, pour ainsi dire. Il n’y a là aucun engagement politique réel de chacun envers tous, il n’y a pas de règne public, simplement un groupe d’individus qui s’arrangent ensemble afin que personne ne porte atteinte à la libre expression de leurs intérêts personnels. Ceci, comme nous l’avons dit, si l’on omet le fait que ce n’est guère édifiant, ne cause pas de réel problème en Amérique au dix-huitième siècle, car il y a suffisamment de tout pour chacun, mais quand ce n’est plus le cas, quand la population s’accroît au sein des Etats-Unis d’Amérique, et surtout, quand on s’aperçoit que les États-Unis ne sont pas seuls au monde et, en réalité, ne peuvent vivre dans l’abondance qu’en exploitant d’autres nations ou en important des esclaves, l’on est forcé de constater que la démocratie telle qu’instituée n’assure pas en partage le règne à tous. Construite pour servir des intérêts personnels, la démocratie américaine, c’est-à-dire planétaire, parce qu’elle n’a pas su à l’origine définir un devoir de chacun envers tous, ne sait plus que faire du bien commun.

L’on peut croire comme certains qu’ultimement, lorsque chacun suit son intérêt personnel, l’on en vient par magie au bien général. L’on peut penser comme d’autres que l’habitude de la structure démocratique en viendra sans doute à changer les esprits et, comme l’œil qui dans la noirceur en vient à voir clair, que les hommes finiront ainsi par se tourner vers la justice. Il me semble pourtant qu’il faut à l’heure actuelle s’apercevoir que lorsqu’une idée générale, en soi bonne, telle la démocratie, est implantée et appliquée pour les mauvaises raisons, les canaux par lesquels son effet s’est d’abord exercé se raidissent et ne laissent plus filtrer que ce qui est mû par ces mauvaises raisons. Ainsi, tenter de faire valoir la « volonté générale » dans le règne démocratique actuel, comme chacun peut s’en apercevoir par soi-même, ce serait comme tenter de faire passer un camion dans un fil électrique.

jeudi 20 décembre 2007



Dedalus, la stase et le génie

McComber a parlé la semaine dernière dans les commentaires de cette page − et je l’en remercie − d’un dialogue philosophique présenté dans Portrait of the Artist as a young Man de Joyce. Je suis allé le relire. Il est vrai que c’est un dialogue très intéressant, enfin les parties intéressantes sont plutôt de l’ordre du monologue, mais c’est de très haute tenue. Dedalus y affirme deux choses particulièrement importantes: premièrement que la contemplation esthétique est d’ordre statique et non pas cinétique et, à la toute fin, que la forme dramatique est la plus accomplie des formes artistiques puisque qu’elle permet la dépersonnalisation, c’est-à-dire que l’œuvre excède alors son auteur en exprimant une vie plus générale.


En ce qui regarde la première affirmation, il souhaite arracher la contemplation esthétique au domaine du désir qui serait « cinétique », car le désir nous met en mouvement vers l’objet qu’il souhaite consommer. En cela, il parait entretenir les mêmes préoccupations que Kant qui veut faire de la contemplation esthétique une contemplation désintéressée. Toutefois, pour arracher la contemplation esthétique au règne de la structure utilitaire, la distinction entre cinétique et statique me semble impropre et il n’est pas clair non plus qu’il soit souhaitable de faire de la relation qu’un spectateur entretient avec une œuvre d’art une activité désintéressée : il faut simplement se donner la chance de comprendre l’intérêt convenablement et de saisir qu’il y a des intérêts plus hauts que l’utile et l’agréable ou ce que l’on comprend en tant qu’objets communs du désir au sens étroit. En outre, s’il est vrai que l’art doit nous arracher par une violente décontextualisation aux habitudes et aux structures de renvois quotidiennes dans lesquelles nous évoluons confortablement, il n’est pas évident que cela nous empêche de concevoir la contemplation esthétique comme l’activité la plus élevée, donc comme la mobilité la plus intense plutôt que comme un état statique.


Pour ce qui est du second point, Dedalus affirme que dans le drame, et je cite dans la traduction française de Jacques Aubert, «la personnalité de l’artiste, d’abord cri, cadence, ou état d’âme, puis récit fluide et miroitant, se subtilise enfin jusqu’à perdre son existence, et pour ainsi dire, s’impersonnalise. L’image esthétique exprimée dramatiquement, c’est la vie purifiée dans l’imagination humaine et reprojetée par celle-ci. Le mystère de la création esthétique, comme celui de la création matérielle, est accompli. L’artiste, comme le Dieu de la création, reste à l’intérieur, ou derrière, ou au-delà, ou au-dessus de son œuvre, invisible, subtilisé, hors de l’existence, indifférent […] ». Ce qui est amusant, ici, c’est que Dedalus ne voit pas que le Dieu de la création ou l’artiste ainsi envisagé comme « génie créateur » est précisément la figure la plus accomplie de la « personnalité », si indépendante qu’elle peut créer elle-même son œuvre, son monde, en n’obéissant qu’aux règles qu’elle se donne dans un pur exercice de liberté. Cela n’est pas une dépersonnalisation, mais une hyperpersonnalisation de l’œuvre artistique.


Si jamais des choses aussi rébarbatives peuvent intéresser quelqu’un, voici un texte où je parle un peu de ces questions :

http://www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=135

lundi 17 décembre 2007


Murs_ épaisseurs _yeux

X__ Comprends-tu, toi, pourquoi les villes sont plus belles lorsqu’il y fait gris?

A__ Il me semble au contraire que la plupart s’entendent pour préférer les villes lorsqu’elles sont ensoleillées.

X__ Hum… Mais ne trouves-tu pas qu’ils ont tort?

A__ Je ne sais pas… Pourquoi les villes seraient-elles plus belles lorsqu’elles sont grises?

X__ Je ne sais pas exactement pourquoi, mais on dirait que quand il fait gris, c’est un peu comme si les bâtiments s’épaississaient. On dirait que leurs cadres s’arrondissent, que leurs contours se tracent d’une ligne plus grasse.

A__ Que veux-tu dire?

X__ Tout cela, bien sûr, c’est sans doute à cause des contrastes plus riches qu’impose la grisaille contre la souveraineté de la lumière, mais je ne suis pas sûr que cela soit si simple.

A__ Simple?

X__ Ou plutôt, oui, quand il fait gris, c’est peut-être aussi simple : c’est important les contrastes, ça révèle les détails et quand il vient de pleuvoir ou qu’il pleut souvent, tout se présente en traits épais et gras qui imposent leur présence, alors que le soleil et le confort qu’il apporte nous laissent seul souverain dans la lumière qui, plate et blanche, jette sur tout la même indifférence.

A__ Pardon?

X__ Oui, ce n’est pas très clair, tu as raison. Quand il fait gris dehors et humide, c’est entendu, les nuages du moins font en sorte que le ciel nous semble plus bas, qu’il écrase pour ainsi dire. C’est ce dont on se plaint d’ailleurs, en ces jours ou ces endroits où nous frappent ces temps que l’on juge incléments, on dit alors que le temps nous écrase, que l’on est écrasé sous le fardeau de cette grisaille morne. Mais n’est-il pas vrai de dire alors, qu’en nous écrasant, le ciel nous rapproche des choses, qu’en nous empêchant de nous disperser avec liberté dans un champ ouvert et confus, il nous concentre malgré nous. Non seulement nous concentre-t-il en nous remettant face à face, par exemple dans les villes, avec ces immeubles que nous avons fait et qui s’affichent ainsi grassement dans leur moiteur grise, non seulement nous rapproche-t-il de tout ce qui nous entoure en nous forçant d’y jeter le regard puisqu’il a bouché toute autre issue, mais en plus il, « il », c’est-à-dire le ciel, ou enfin la grisaille, nous expose alors tout dans son infini détail grâce au contraste de la lumière et de l’ombre qui n’est aussi total, entre le jour et la nuit, que lorsqu’il fait gris.

A__ C’est vrai que le jour et la nuit sont seulement vraiment rassemblés que lorsque le jour, il fait mauvais dehors.

X__ Et oui, et c’est alors là seulement, que nous avons la vie au complet.

A__ Hum…

X__ Oui, et le soleil, quand à lui, trop gourmand lorsqu’il est laissé à lui-même gâche tout, en éclairant tout si fort qu’on ne voit plus qu’une grosse plaque blanche. De toute façon quand il fait soleil on ne regarde rien. Et ça nous accommode, parce que justement, en détruisant tous les détails, en transformant tout du pareil au même et en ouvrant tous les champs également avec ces feux aveuglants, plus rien ne nous fait obstacle, et ne sentant plus rien, dedans comme dehors, la souveraineté de l’absence de nuance devient le bain informe où nous aimons nous noyer contents de ne plus devoir résister pour se croire soi-même souverain.

A__ Les villes sont plus belles lorsqu’il y fait gris? Ce n’est pas impossible, mais c’est encore un paradoxe, et tu n’as rien dit de mon histoire.

X__ Un paradoxe? Oui, peut-être.

A__ Nous avons parlé déjà des paradoxes faciles.

X__ Oui, en effet, les paradoxes sont un problème.

A__ Un problème, une pose, une tendance, dans laquelle tu sembles verser de plus en plus.

X__ Non, je ne suis pas sûr de verser dans quoi que ce soit. Tu penses que mes paradoxes sont vides?

A__ Je ne sais pas, mais je suis étonné que l’on semble devoir de plus en plus penser en paradoxes sur ce banc. Et j’ai vu beaucoup de gens construire comme des machines des paradoxes à tous vents, des gens qui ne voulaient que montrer leur virtuosité incomparable, qui les distingue à tout moment de tous les autres et les fait nécessairement penser des choses contraires à ce que tout le monde pense.

X__ Hum, hum… et tu crois que je suis de ces prétendus virtuoses?

A__ Je ne sais pas ce que tu es, je me méfie, c’est tout. N’ai-je pas raison?

X__ Oui, certainement, tu as raison. Peut-être ne suis-je qu’un stupide révolté. Peut-être que je ne me révolte que pour prendre ma place ou pour attirer l’attention sur moi. Pourquoi faudrait-il, en effet, penser en paradoxes, à l’envers des opinions courantes?

A__ Peut-être ne le faut-il tout simplement pas.

X__ Oui, n’empêche que justement un paradoxe me préoccupe depuis quelques temps.

A__ Un paradoxe, quelle surprise!

X__ Non, sérieusement, je suis d’accord avec toi à propos de l’abus de paradoxes, mais il faut comprendre pourquoi ils intéressent les gens ces paradoxes, et précisément, il y en a un qui m’intéresser particulièrement. Tu sais comme on méprise la prostitution et que l’on trouve scandaleux qu’un individu se vende. Et bien il me semble de plus en plus que celui qui se prostitue ne se vend pas, mais s’achète plutôt.

A__ C’est bien ce que je pensais, tu vois, c’est devenu une manie.

X__ Attend, écoutes. La prostitution, que l’on pense avant tout à partir du geste de vendre pour de l’argent son corps et de s’abandonner ainsi afin de favoriser le plaisir sexuel de celui qui paye, on la méprise parce qu’elle vend ce qu’elle a supposément de plus cher, sa possibilité de se réaliser individuellement dans le plaisir infini de l’orgasme, ou pour les plus sentimentaux, de la communion sexuelle. Mais ce n’est là qu’un cas de prostitution, et encore sans doute sa forme la plus superficielle; le fait que ce soit la première chose que l’on ait nommée prostitution ne devrait pas lui mériter le rang de canon. Au contraire, l’on devrait même dire que ce que l’on conçoit comme la prostitution sexuelle n’est même tout simplement que la description superficielle d’une sorte de prostitution intellectuelle. Mais qu’est-ce donc que l’on appelle prostitution intellectuelle? Pensons par exemple à quelqu’un qui devait être un héros sportif et qui pour de l’argent, parce qu’il ne veut pas prendre le risque d’être à la hauteur de ce qu’on attend de lui, devient vendeur de chaussures; pensons à celui qui voulait être un artiste et qui fait la même chose ou qui tout simplement se met à faire de l’art entendu, plus facile, mais qui sera oublié aussitôt, simplement parce qu’il est alors plus sûr qu’on lui donnera de l’argent, ou pensons à celui qui prenait son existence au sérieux et qui voulait faire des choses difficiles, peu importe lesquelles, et qui, vieillissant, les trouvant précisément trop difficiles, y renonce et choisit ce qui lui semble à sa portée afin de gagner sa vie. Que vendent-ils, ces gens, se vendent-ils eux-mêmes, vendent-ils leur précieuse individualité pour se conformer tout simplement à ce qu’on attend d’eux, vendent-ils leur précieuse âme toute personnelle ou ne vendent-ils pas plutôt l’héroïsme, l’art, la grandeur ou l’avenir, afin d’acheter leur liberté? Qu’est-ce donc que se vendre soi? Qui nous vend lorsqu’on se vend soi-même? À qui cela peut-il profiter si ce n’est à celui qui se vend? Et qu’est-ce que l’argent? L’argent, c’est ce qui permet de subsister, et plus on a d’argent, plus on est assuré de subsister confortablement. Et plus on est confortable, plus on est tranquille. Avec de l’argent, on achète la paix. On s’assure de subsister, soi, loin de toute menace. C’est pour lui-même que le prostitué vend, pour s’assurer lui-même le confort de la subsistance. Mais que vend-il? Il vend sa cause. Ce n’est pas lui qu’il vend, mais ce pour quoi il avait du respect, ce pour quoi il était prêt à souffrir et qui était tout autre chose que lui, et dont il se libère en le vendant, se recouvrant ainsi lui-même, détaché de tout lien, dans la paix avec soi-même qu’apporte l’absence de but.

A__ Le prostitué s’achète lui-même en vendant sa cause… d’accord, oui, un paradoxe qui n’est pas tout à fait futile… peut-être… mais tu ne m’as toujours pas parlé de mon histoire.

X__ Si je ne parle pas de ton histoire, c’est qu’il n’y a rien à en dire. Elle est parfaite, contrairement à la mienne qui a suscité trop de discussions et nécessité trop d’explications. La tienne est parfaitement claire.

A__ Je ne sais pas.

X__ Oui, et je ne sais pas ce que nous devons faire des paradoxes. Ceux qui fabriquent des paradoxes pour attirer l’attention sur eux sont imbéciles. Toutefois, il est bien possible que les hommes en général voient tout à l’envers. Alors le seul moyen de les faire voir, de les réveiller, c’est de les renverser. Les opinions courantes…et il est possible que cela n’existe pas des opinions courantes, il est possible que cela ne veuille rien dire… que ce qui court ne soit pas des pensées et des vues, mais simplement des croûtes desséchées de mots qui traînent et qu’on ramasse et qui ne correspondent à rien et qui ne sont vivantes pour personne. Prostitué, vendre, acheter… Alors, il faudrait même peut-être aller jusqu’à changer les mots en leur contraire pour faire voir qu’ils ne signifient rien lorsqu’ils traînent tous nos mots, parce que peut-être que c’est beaucoup plus facile de les laisser traîner et que le seul moyen de les rendre un peu éclatants et de les rattacher aux choses dont ils devraient parler, c’est de les pousser au paradoxe, parce qu’ils ont peut-être besoin,ces mots, pour parler, d’être soutenus par des yeux étonnés.

mardi 11 décembre 2007


T'empeste l'ami

Un froid terrible est entré dans la maison, un froid qui vient de dehors. Un froid terrible et mouillé de l’automne, qu’une laine insulterait. Un froid calme, envahissant et aiguisé qui découpe sur le plancher de cuisine insignifiant des souvenirs qui lui sont étrangers.



Je parlais une fois avec un ami de fantômes. Ou plutôt, il disait souvent assis devant moi quand nous nous rencontrions, enfin il nous rappelait à nos histoires en disant d’un sourire retord : « eh oui, toujours les fantômes »… Je ne sais pas… pour nous c’était très vivant quand il disait ça. Il ne s’en souvient sûrement pas maintenant. Même moi qui l’évoque, je ne me souviens pas; si je me souvenais vraiment, je ne resterais pas je ne sais où, j’irais sans doute le voir.



Mais peut-être non, peut-être ne faut-il pas mélanger les plans. Je me trahis certes à présent, mais peut-être la mémoire est-elle faite de cela. Peut-être le sacrifice est-il nécessaire à la mémoire… Peut-être faut-il que je ne sois plus ce que j’étais pour en retenir le meilleur, peut-être est-ce ainsi que le passé porte fruit. Et peut-être aussi ne dis-je cela que pour m’excuser bassement de n’avoir plus de courage.



Entre les deux, la décision vraie est d’une fragilité totale : elle se refait à chaque fois, redéfinie par le mouvement qui la suit. Chaque nouveau geste retouche le sens du passé : ce qui naît, aussi nouveau soit-il, démasque et confirme la victoire de ce qui l’a laissé germer. De la sorte la mémoire exige que l’on revienne à elle sans cesse et que la décision toujours se reprenne.



* * *



X__ Je n’ai plus d’amis.

A__ Tu sais, tu manques un peu de légèreté; il faut savoir jongler un peu et sourire. Tout n’est pas toujours que décombre terrible et tout n’est pas si grave.

X__ Ce n’est pas mon avis.

A__ Mais toutes tes histoires sont beaucoup trop lourdes et sinistres.

X__ Les faits d’être lourd et sinistre n’ont en soi rien à voir l’un avec l’autre : on peut très bien être lourd dans la joie. Mais bien que tes questions s’embrouillent, j’accepterai tout de même de poursuivre avec toi la conversation…

A__ Merci!…

X__ En te répondant tout simplement que je n’ai plus d’amis.

A__ C’est précisément ce que je dis : lourd et sinistre et par surcroît provocateur de bisbille. Ce n’est pas en me disant que tu n’es plus mon ami que tu me chasseras d’ici, tu sais.

X__ Oh, mais je ne parlais pas précisément pour toi. Si ça se passe à travers toi de quelque manière, c’est simplement que tu me fais réaliser combien je n’ai plus d’amis, mais la question est beaucoup plus vaste et générale.

A__ Tout est toujours plus vaste et général, oui, oui, je sais. Tout est toujours plus grand et plus lourd qu’on ne croît, mais à la fin tu exagères et transformes tous tes petits problèmes en terribles questions pour le sort de l’humanité, et j’ai beau y faire œuvrer toute ma bienveillance, je ne saurai toujours te soustraire au ridicule.

X__ Mais je ne demande rien; ou plutôt, je demande tout, mais tu n’as rien à y voir et ne peut rien y faire.

A__ Décidément, tu es de très mauvaise humeur. Ne sais-tu pas que c’est très vilain la rancune?

X__ Ne sais-tu pas que c’est insupportable de tout prendre à la légère?

A__ Ah non! Ah non! Cette fois c’est tout le contraire, c’est ne rien prendre à la légère qui est faux, emphatique, désordonné, insupportable!

X__ Ce n’est pas mon avis. Tout dépend des bras qu’on a.

A__ Oh! Attention, mais il faut que je m’en aille d’ici, je ne suis pas digne de partager la même lumière que cet extraordinaire individu… aux bras extraordinaires… qui souffrent de l’absence d’un poids dont la présence écraserait le corps entier de tout autre.

X__ …

A__ C’est bien de ne pas répondre. Tu vois, même toi, avec un peu d’habitude, tu apprends à esquiver le ridicule.

X__ Mais qu’est-ce donc qui t’as rendu si mauvais?

A__ Mais je ne suis pas mauvais… au contraire, c’est toi qui boude tel Achille fâché privé de son butin (dit-il en prenant une pose à la manière d’une ballerine).

X__ Je ne sais pas de quoi tu as si peur.

A__ Encore! Mais arrête! Arrête de toujours tout me jeter dessus. Je ne suis pas mauvais et je n’ai pas peur. C’est toi qui es fâché contre moi à cause de l’autre jour je suppose, mais c’est insensé, je ne me souviens même pas de ce que j’ai dit. Tu devrais en faire autant.

X__ Il y a de mauvaises manières d’avoir peur. As-tu vu ces gens qui poussent et qui poussent toujours plus fort en parlant lorsqu’ils ont trouvé un interlocuteur, qui n’arrêtent pas de parler avec force gestes et qui n’ont pas tant de choses à dire et ne cherchent, sans qu’on puisse même leur imputer quelque malice, qu’à se montrer eux-mêmes en prétendant démontrer quelque chose d’autre. Se montrer soi-même, s’exhiber, terrorisé de ne pas trouver sa place… trop préoccupé par son petit bonheur pour s’intéresser à quoi que ce soit… Ils ont vraiment très peur ces gens, et c’est intéressant lorsque l’on est attentif et que l’on se rend compte comment il y en a beaucoup de ces gens terriblement fragiles et tellement effrayés. Car la peur peut être futile, certes, mais dans ce cas-là c’est pire : elle se court après la queue et ne donnera jamais rien. Son problème est trop petit; comment réussir alors à en tirer un projet assez grand pour sortir de soi et rencontrer quelque chose d’autre?

A__ Oui, oui, il faut rendre les problèmes plus grands, toujours plus grands!

X__ Je ne sais encore si je suis entièrement ridicule, mais tu as certes une manière qui ne saurait tarder à m’en convaincre tout à fait.

A__ Mais non, voyons, ne t’exaspère pas trop vite. Laissons cela, j’exagère un peu, je le sais, mais accepte de me parler et sois un peu moins dur. Que disais-tu, voyons, que tu n’as pas d’amis?

X__ hum… oui. Ah, oui, mais je n’étais plus là, tu m’avais… transporté ailleurs (fait-il avec des gestes ironiquement emphatiques). Non je n’ai plus d’amis. Oh, ce n’est pas si particulier, c’est le fait de presque tout le monde et ça fait quelque temps que je le sais, mais je pensais… Je ne pensais pas que ce serait comme ça pour moi, surtout que j’étais attentif, que je prenais garde.

A__ Garde à quoi?

X__ A l’amitié.

A__ Décidément, je crois que tu t’occupes bien trop de notre dernière conversation. Ce n’est pas parce que je te tire un peu la langue que tu dois penser ne plus avoir d’amis. Je suis tout à toi. Tu le vois bien de toute façon : je suis toujours à venir t’écouter.

X__ Je ne veux pas qu’on m’écoute : cela n’a rien à voir avec l’amitié.

A__ Là, je pourrais presque penser que tu es méchant. Je ne t’écoute pas et tu le sais très bien. Prends garde, si tu t’aventures à ne plus me prendre comme un égal, non seulement tu n’auras plus d’amis, mais je me laisserai tenter pas quelque colère qui risque de n’être pas aussi intellectuellement subtile que tes discours…

X__ Tu t’occupes beaucoup trop de toi-même. Si je dis que je n’ai plus d’amis, ce n’est pas comme problème personnel que ça me préoccupe – enfin il est certain que personnellement cela me fait quelque peine – mais la question comme telle ne touche pas que moi. Il semble que partout autour il n’y ait plus d’amitié.

A__ Comment, tu veux dire à notre époque?

X__ Non, non, pas à notre époque spécialement, ou peut-être que si, mais je ne sais rien des autres époques, non, je veux dire, depuis qu’on n’est plus très jeunes.

A__ Ah, c’est donc une lamentation sur la jeunesse passée que je suis venu entendre aujourd’hui.

X__ Non, non, cesse donc tes simagrées; ce n’est pas la jeunesse elle-même, en tant que chose passée, qui est intéressante, c’est ce qu’elle veut et devrait devenir et ne devient jamais. Il faudrait bien un jour expliquer ça convenablement.

A__ Mais qu’est-ce que cela a donc à voir avec l’amitié?

X__ Ah oui, l’amitié; je ne suis pas sûr que ça ait vraiment quelque chose à voir. J’ai eu une impression, comme ça, parce que c’est depuis que je suis un peu vieux que je n’ai plus d’amis. Tout s’est retiré partout autour dans des particularités étranges. Et quand je cours après les gens pour essayer de faire quelque chose ou pour parler, il n’y a plus rien qui se dise. Malgré la bonne foi de tous, qui voudraient bien que l’on se dise un peu quelque chose, mais quelques sourires un peu tristes s’installent sur nos visages et le vide taille son trou et l’on s’en accommode -- et encore une fois il n’y a rien à reprocher à qui que ce soit, l’on aurait beau vouloir ne pas s’en accommoder et crier en trépignant sur sa chaise, les sourires ne se feraient qu’un peu plus tristes peut-être et gênés; tout ça n’a rien à voir avec notre bonne volonté, et c’est là sans doute l’origine des sourires tristes : l’on voudrait bien se battre, mais ça se fait tout seul et il n’y a personne à frapper.

A__ Je vois peut-être un peu ce dont tu parles, mais je ne suis pas si sûr que cela soit ni seulement ni principalement une affaire d’amitié.

X__ Je ne comprends pas ce que tu dis.

A__ Oh, moi non plus, mais… peu importe… Je crois bien, de toute façon, que tu te jouais un peu de toi-même dans ce que tu disais à l’instant.

X__ Pourquoi?

A__ Parce que je suis plutôt certain que si ce dont tu parles est vrai, tu ne t’en tiens pas véritablement à pareille neutralité et que tu trouves au contraire que tes pareils sont bel et bien – et eux seuls – responsables des décombres que tu décris. Après tout, tu dis bien que tu n’as plus d’amis, et non que tu n’as plus d’amitié à donner. En fait, tu joues les magnanimes et les compréhensifs, tu dis que c’est la faute à tout le monde, mais si tu étais vraiment aussi coupable que les autres, tu sais bien que tu ne serais pas en train de souffrir de n’avoir plus d’ami, mais te contenterais justement comme tout le monde de t’occuper de toi-même. Ta résistance te dénonce et t’exclue.

X__ D’une part, tu ne comprends rien, car tout le monde est malheureux de n’avoir plus d’amis – et c’est justement ce que je disais tout à l’heure. Personne n’est, à la base, content de cela, personne ne le tolère, tous, en vérité, sont floués, anéantis. Certains décident de partir en courant et de se retourner les yeux et font taire ce qu’ils croient n’avoir pas la force de combattre, mais tous s’en déchirent, que ce soit par la résistance ouverte ou par la fuite. Toutefois, oui… peut-être… je ne suis pas sûr que tu aies entièrement tort de croire que j’accuse les autres plus que moi de ce malheur et je ne sais pas non plus si j’aurais raison de le faire. Je suis dépité, c’est tout, et je résiste oui, moi, mais suis-je pour autant encore capable d’être un véritable ami? Je ne sais pas. De toute manière, l’important c’est que tu comprennes ce que j’affirme quand je dis que je n’ai plus d’amis et il semble que tu comprennes cela, alors…

A__ Oh, non, je ne suis pas sûr de comprendre. J’entre dans la discussion, pour voir, mais je ne sais pas, non, au fond je ne comprends pas… en quoi n’as-tu pas d’amis? Et si même c’était vrai, alors pourquoi en aurais-tu tant besoin? Mais je te trouve très bien, moi, sur ton banc.

X__ J’ai l’impression que toute cette insignifiance qui détruit tout autour de moi n’est pas étrangère au fait que je n’ai plus d’amis.

A__ Ha, ha! Mais vraiment c’est un peu ridicule, sentimentaliste à ce point, toi? Je commence vraiment à croire que tu te laisses aller un peu à la nostalgie de ta jeunesse.

X__ Mais non… ce n’est pas con comme ça.

A__ Ah, mais oui, mais oui; il ne suffit pas de dire, comme ça, péremptoirement, que ce n’est pas con, car ça en a bien l’air tu sais.

X__ Peut-être, mais qu’as-tu tant contre la jeunesse après tout?

A__ La jeunesse comme telle? Rien de particulier. Quand à pleurnicher derrière elle, c’est un peu vulgaire.

X__ Ah!

A__ Oui, la vie est difficile, et elle le devient de plus en plus, mais vouloir reculer n’est que triste faiblesse. Il n’y a rien à tirer de ça. Et ce n’est certes pas ainsi que l’on règlera nos problèmes, que tu sembles vouloir à présent réduire à tes difficultés affectives (fait-il avec une grimace molle).

X__ Mes difficultés affectives, non… Mais je suis parfaitement d’accord avec toi, je pense simplement qu’il y a quand même quelque chose de très important dans la jeunesse, surtout la jeunesse tardive. Il ne faut sans doute pas vouloir y retourner, mais peut-être au moins faut-il savoir y être attentif.

A__ Être attentif, je suis tout à fait pour cela, moi, l’attention, mais…

X__ Surtout si l’on considère ce que nous avons à faire à présent, toi et moi, et tous les autres aussi. Ne crois-tu pas qu’un peu du courage de l’adolescence nous serait salutaire?

A__ Oh… mais tu ne peux pas, toi, dire des fadaises comme ça… et puis tu me reproches souvent d’être téméraire et de me perdre en vaines rages. Ne voici pas maintenant que tu voudrais toi-même m’y jeter… Je t’ai déjà mis en garde contre pareilles contradictions. Le courage de la jeunesse… le courage de refaire le monde… refaire le monde… c’est très facile d’avoir le courage de faire des choses que l’on ne comprend pas et qui sont par ailleurs impossibles.

X__ Non, ce n’est pas ce que je disais, pas exactement… le courage de la jeunesse, ce n’est pas de vouloir sans cesse refaire le monde, mais d’être prêt sans relâche à se refaire soi.

A__ Hum… oui, quelle sentence, mais encore une fois, en quoi cela regarde-t-il l’amitié? Avec ton histoire, l’on se retrouve justement très bien avec soi, à se refaire ou autre chose, et l’on se fout bien de l’amitié.

X__ Mais non, car c’est justement ça aussi l’amitié, être toujours prêt à se refaire avec et devant un autre. Je parlais de la peur plus tôt, mais c’est ça le problème : la peur raidit. Tu disais toi-même que tout devenait nécessairement plus difficile. Mais cette difficulté effraie et alors on se raidit contre elle et c’est cette raideur qui nous enferme et qui interdit l’amitié. On se rabat sur ses petites victoires et l’on se cache toujours plus furtivement pour s’assurer que personne ne puisse les détruire, ces échafaudages de futilités, que personne par sa présence étonnante et vraie ne nous force à voir dehors. Ainsi la peur, en réalité, se jette elle-même dans son propre objet, car se ruiner ainsi, c’est se transformer en cadavre. Et toute peur en fait n’est toujours que peur de mourir. Mais n’est-il pas de pire mort que celle qui pourrait ne pas l’être et qui d’une certaine manière se regarde? Car on persiste bel et bien à pousser sur les jours dans cette étrange raideur. Et cette mort, justement, n’est-elle pas terriblement facile et coutumière? Et peux-tu vraiment croire que cela n’a rien à voir avec notre projet? Quand on n’est plus capable d’amitié, l’on n’est plus capable de rien. La peur se débarrasse de tout pour ne plus avoir d’objet possible de crainte et toutes les portes sont fermées, et si même on parvenait à les ouvrir, on trouverait qu’il n’y a plus rien derrière. Et je ne m’exclue pas de ça; je ne peux pas m’en exclure. Je suis dans un univers vide… Moi… et c’est de très mauvais augure.





dimanche 9 décembre 2007

Langue

Il semble qu'il faille être en colère le plus souvent possible: les gens mentent beaucoup trop et ne savent pas ainsi les risques qu'ils nous font courir à tous. Il faudrait qu'ils se taisent une bonne fois plutôt que de parler sans cesse avec la grossièreté d'une bouche qui n'a rien à dire. Une bouche est un trou, oui, mais c'est un trou qui doit être empli avant qu'il n'en sorte quelque chose, surtout lorsqu'il y a une langue qui s'y agite. Sans quoi l'immensité du vide qu'elle renvoit risque de tout avaler. Les trous ne sont pas innocents et il faut bien savoir ce dont les trous sont capables avant de se mettre à parler.

vendredi 7 décembre 2007

Titre

Temps, tempête, intempestif, peste soit.
Et tout ce qui, confortablement, nage en surface, inévitablement sera écrasé face crispée contre sol par la vague qui n'est lourde et forte que parce qu'elle vient des profondeurs.
Et "je" n'ai rien à voir là-dedans.

mardi 4 décembre 2007


Les villes invisibles[1]

Pas un ne se demande s’il vit bien,
mais s’il aura longtemps à vivre.
Cependant tout le monde est maître de bien vivre;
nul, de vivre longtemps.

Sénèque


En tous les points du spectre politique, l’on n’affiche plus qu’une préoccupation : celle de la santé. Et la santé, telle qu’on la conçoit ne signifie pas vraiment autre chose que la sécurité. Nous ne voulons pas mourir du cancer, nous ne voulons pas que s’immiscent dans nos cellules des poisons inconnus portés par des fruits transgéniques arrosés de pesticides, nous ne voulons pas mourir brûlés d’un réchauffement planétaire ou d’une quelconque fumée secondaire. Nous ne voulons pas mourir de faim ou de froid victimes d’injustice sociale et nous ne voulons pas qu’une bombe explose pour nous arracher la tête dans un mauvais wagon de métro.

N’est-ce pas pour notre santé et notre sécurité, et uniquement pour cela que nous bâtissons des immeubles et des villes? N’est-ce pas précisément parce qu’elles nous offrent des toits qui nous couvrent, des supermarchés et des restaurants qui nous nourrissent et des murs qui nous protègent, que nous construisons des villes pour y habiter? N’est-ce pas pour cela précisément que nous travaillons quotidiennement afin d’assurer notre subsistance, comme on dit. Cela semble évident et incontestable.

Toutes nos entreprises, politiques et personnelles, sont accomplies afin d’assurer notre santé organique, écologique et sociale pour garantir le plus longtemps possible notre sécurité contre la maladie et la mort. Tout ce qui nous permet d’assurer cette santé est utile et tout le reste n’est que divertissement. Nous pensons cela même lorsque nous croyons ne pas le penser, ne serait-ce qu’à toutes les fois par exemple que nous affirmons qu’il est plus important de manger que d’aller au spectacle. Ce qui est important au dessus de tout, ce qui est vraiment utile, c’est ce qui assure la santé et la sécurité; c’est, finalement, ce qui nous permet de persévérer dans l’existence, de garantir la conservation de soi, de ne pas mourir et de le faire avec suffisamment de confort pour cesser quelques instants de sentir la menace de mort qui pèse sur chacun de nous.

Pourtant, peut-être nous trompons-nous sur nous-mêmes lorsque nous croyons que tout ce que nous faisons de raisonnable, nous le faisons pour la conservation de soi. Peut-être sommes-nous d’une certaine manière invisibles à nous-mêmes. L’utilité est-elle vraiment ce que nous poursuivons au plus profond de nous? Nous conserver dans l’existence, est-ce cela vraiment et seulement à quoi nous aspirons? Est-ce ce à quoi nous aspirons au-dessus de tout et même avant tout?

Pour se connaître soi-même à cet égard, il existe un exercice assez aisé. Imaginons-nous dépourvus de tout sens, de tout contact sensible avec quelque objet que ce soit. Imaginons-nous même sans aucun contact intellectuel possible avec quelque objet que ce soit, sans pensée, sans mémoire de quoi que ce soit d’autre que de nous-mêmes. Nous, ou plutôt dans ce cas, moi, puisque chacun doit faire cet exercice pour lui-même, ne pouvant penser qu’à moi, ne voyant ni n’entendant rien d’autre que moi, une bulle pensante isolée de tout. Mais imaginons également que cette bulle pensante, ne pouvant rencontrer aucune menace lui venant de l’extérieur et se trouvant autosuffisante, est assurée de perdurer dans l’existence infiniment. Cette bulle solitaire aurait atteint en fait la plus complète et la plus parfaite sécurité que vise ultimement toute forme d’utilité. Si nous croyons donc que le cœur de notre vie se joue avec l’utilité, nous devons en conclure que l’état de cette bulle pensante et solitaire est notre idéal. Toutefois, cet état d’une pensée de soi qui ne voit rien, ne sent rien, ne pense à rien d’autre qu’à soi pour toute l’éternité, plutôt que l’expression de notre plus vivante aspiration n’est-elle pas au contraire pour nous la représentation de la plus grande horreur? Plutôt que d’entrer dans cet état de terrible emprisonnement, ne nous plongerions-nous pas volontiers nous-mêmes dans la mort? Si cela est vrai, alors nous devons nous rendre compte que ce n’est pas l’utilité qui nous préoccupe au premier chef, que ce n’est pas avant tout à nous conserver nous-mêmes que nous aspirons puisque nous souhaiterions peut-être davantage mourir immédiatement qu’être conservé pour soi dans l’état de sécurité absolue que nous venons d’imaginer. Cela signifie qu’à l’opposé, c’est ce à quoi nous serions arrachés dans cet état d’horreur qui nous importe le plus, et cela, c’est précisément voir, sentir, rencontrer des choses, pouvoir les pénétrer par les sens et par la pensée et être en mesure de s’en étonner et de s’en émerveiller.

Nous ne voulons donc pas l’utile, nous voulons voir. Nous voulons que le monde nous soit visible. Pas pour s’en protéger, mais parce que lorsqu’il s’ouvre à nous, nous voyons le spectacle de la différence entre un monde et pas de monde du tout, et ce monde qui pourrait ne pas être nous attire et nous paraît précieux. Et pourquoi ne serait-ce pas pour se le rendre plus manifeste, ce monde, que nous construisons des bâtiments, des bâtiments imprégnés à la fois de la matière du monde et de nous-mêmes qui les avons pensés et érigés. Des bâtiments qui, puisqu’en les construisant nous y mettons les mains, nous font connaître l’espace et ses secrets géométriques.

Mais si nous pouvons nous tromper sur nous-mêmes et sur nos plus profondes aspirations, si dans l’effroi devant ce qui peut nous menacer nous oublions même pourquoi nous voulons continuer à vivre, si de la sorte nous sommes capables de devenir invisibles à nous-mêmes, comment nos vies entières pourraient-elles ne pas sombrer dans l’invisibilité? Comment, convaincus que tout commence et s’arrête dans l’ordre de l’utilité, pourrions-nous ne pas trébucher jusqu’à détruire notre monde en l’encombrant de constructions insignifiantes dont tout, jusqu’à la plus infime partie, n’existe que pour ne pas coûter cher. Comment dans ce cas se pourrait-il que ce qui existe ainsi sans raison positive et ne fait qu’occuper vainement de la place, nous ne nous mettions pas à soudain cesser de le voir, apprenant progressivement à fermer les yeux le plus longtemps possible. Comment, si nous croyons aveuglément ne poursuivre que l’utilité, tous nos efforts ne seraient-ils pas solidaires de cet aveuglement en nous poussant toujours plus fortement à fuir ce qui dehors, dans la vue qui s’offre à nous, devrait nous étonner? Comment alors pourrions-nous faire autre chose que nous raidir sur nous-même et sur ce que nous croyons déjà connaître en fermant progressivement les yeux pour nous rendre le monde aussi invisible qu’il l’est à la bulle pensante et solitaire que nous avons imaginée plus tôt.

Qu’en serait-il si cette façon que l’on a de constamment se répéter les mêmes choses, de s’abandonner mimétiquement aux modes, de se réchauffer à la bonne conscience des courants, de se raidir sur l’actualité en croyant toucher du nouveau alors que l’actualité est par définition toujours dépassée, qu’en serait-il si tous ces comportements sécurisants n’étaient que la preuve d’un abandon constant devant tout ce qu’il y aurait de dur, de vrai et de nouveau pour tout réduire à de l’habituel, pour tout transformer en du déjà vu, du déjà connu à la fois nul et réconfortant. Qu’en serait-il si la conséquence de cela était le développement d’une cécité progressive qui nous empêcherait de voir ce qu’il y a d’irréductiblement nouveau et d’étonnant dans tout ce qui nous entoure? Qu’en serait-il si d’une certaine façon, nous travaillions secrètement pour éteindre en nous toute capacité d’étonnement et ainsi pour tout nous rendre invisible, propre et plat? Qu’en serait-il si toute cette entreprise d’aveuglement n’était réalisée précisément − en masquant ce qui nous tient profondément le plus à coeur − qu’au profit d’un mauvais instinct de conservation. Car être disposé à s’étonner et à admirer quelque chose, c’est précisément être capable d’endurer la surprise et c’est aussi être capable de peser la fragilité de ce qui s’offre gratuitement à la vue. Or, ce qui vient par surprise peut nous assassiner dans le noir et ce qui est fragile disparaît et meurt. Celui qui est tout étourdi de ne pas vouloir mourir et qui fuit agité sans voir où il va, pour éteindre en lui toute sensation de fragilité, n’a d’autre refuge que l’indifférence. Et noyant ainsi dans l’obscurité tout ce qu’il y a d’intéressant et d’inquiétant autour de lui, il peut se concentrer sur sa tâche la plus étroite : assurer sa conservation. Et alors peut-être a-t-il réussi à éteindre du même coup tout ce qui pouvait faire l’intérêt d’une vie humaine.

Des villes invisibles, en fait, nous habitons le centre. Peut-être est-il temps d’y allumer des feux.
[1] Ce texte prend son titre à une exposition de photographies d’architecture de Jean-Sébastien Bernard qui l’a en partie inspiré.
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